Villes flottantes

Entretien avec Vianney Denis, chercheur à l’Institute of Oceanography de la National Taiwan University à Taipei

Vianney Denis est chercheur à l’Institute of Oceanography de la National Taiwan University à Taipei, Taiwan. Ses travaux portent principalement sur les récifs coralliens, la physiologie écologique et la dynamique des communautés marines. Fort d’une reconnaissance internationale — avec plus de 1 900 citations de ses travaux — il combine expertise scientifique et approche pratique des écosystèmes marins pour comprendre et modéliser les interactions entre l’océan, le climat et la biodiversité.

L’entretien qui suit explore ses réflexions sur la modélisation océanique, la prévision climatique, la création de plateformes interactives pour la recherche et la gouvernance des données océaniques à l’échelle mondiale.

Un regard croisé sur l’écologie corallienne à Taïwan

Chercheur en écologie marine, et professeur associé à l’Université nationale de Taïwan, installé dans le pays depuis près de douze ans, Vianney Denis dirige depuis 2015 son propre laboratoire. Son parcours l’a d’abord conduit à l’Academia Sinica, « un peu le CNRS taïwanais », où il a effectué un post-doctorat avant de se consacrer à ses recherches actuelles.

Son champ d’étude est large : il se définit comme un écologiste marin travaillant principalement sur les récifs coralliens, mais ses investigations vont de la physiologie corallienne à l’échelle de l’organisme jusqu’aux études de communautés de poissons et de coraux à l’échelle des écosystèmes. « Je n’ai pas choisi entre une approche physiologique ou écologique ; j’essaie de relier les deux. »

L’intérêt d’une double échelle d’observation

Pour lui, comprendre les réponses des écosystèmes impose de s’intéresser aux individus. « On peut s’intéresser aux transformations dans les écosystèmes, mais si on ne comprend pas la réponse d’une espèce, c’est difficile de vraiment comprendre ce qui se passe. » Cette démarche suppose de relier observations de terrain et données moléculaires : « Ce qui m’intéresse, c’est justement d’essayer de lier les deux. »

Particularité de sa méthode : ses expériences sont réalisées directement sur le terrain, et non en aquarium. Bien que son laboratoire soit situé en plein Taipei, ses travaux l’amènent régulièrement sur le terrain, notamment à Green Island ou Kenting, pour des campagnes de plusieurs jours.

Taïwan, un laboratoire naturel unique

L’attrait de Taïwan réside, selon lui, dans la diversité exceptionnelle de ses environnements marins : « Autour de Taïwan, on a trois unités environnementales très différentes : la South China Sea Province, la Kuroshio et la East China Sea Province. » Cette juxtaposition rare permet d’observer des écosystèmes très contrastés sur un périmètre restreint.

Dans le sud, les récifs tropicaux sont confrontés à des épisodes réguliers de blanchissement liés aux hausses estivales de température. Dans le nord, de type subtropical, certaines espèces tropicales commencent à apparaître : « Déclin d’un côté, expansion de l’autre. » Ces tendances constituent deux hypothèses de recherche : l’extension latitudinale des espèces tropicales et la « deep refuge hypothesis », l’idée que les récifs mésophotiques, situés entre 30 et 100 mètres de profondeur, puissent servir de refuges face au réchauffement.

La profondeur comme refuge ?

La notion de zone refuge mésophotique a suscité un vif intérêt entre 2010 et 2015, mais les résultats restent nuancés : « On ne peut pas généraliser ; certaines zones profondes souffrent des mêmes problèmes que les zones moins profondes. » Les effets varient selon les espèces, les sites et même les années. Les poissons semblent davantage bénéficier de cette profondeur que les coraux, grâce à leur capacité de migration verticale.

Capacités d’adaptation et diversité intra-spécifique

Dans les années 2000, un consensus scientifique prévalait : les coraux, en raison de leur longue durée de vie et de leur maturité tardive, étaient jugés incapables de s’adapter à un réchauffement rapide. Les recherches récentes nuancent cette vision. Certains mécanismes, tels que l’acclimatation thermique progressive ou la diversité génétique préexistante, offrent des perspectives : « Si on perd 90 % d’une espèce mais que 10 % des individus survivent, la recolonisation peut se faire à partir de ces 10 %. »

Changement climatique et pressions locales

L’impact du changement climatique sur les récifs varie selon les régions. En Australie, les épisodes massifs de blanchissement sur la Grande Barrière ont provoqué des déclins significatifs. Dans les Caraïbes, les effets sont aggravés par la pollution, les maladies et les déséquilibres écologiques.

À Taïwan, la situation est particulière : « On a des anomalies de température, mais aussi une forte activité cyclonique. » Les typhons, en abaissant la température de l’eau, peuvent atténuer le stress thermique et limiter le blanchissement. « Pour les coraux, les typhons ne sont pas forcément mauvais ; ils peuvent même créer de la diversité en ouvrant des niches écologiques. » L’absence de typhon en 2020-2021 a coïncidé avec un blanchissement marqué, suivi toutefois d’un bon rétablissement.

Restaurer, oui, mais en s’attaquant aux causes réelles

Pour Vianney Denis, les actions de restauration doivent d’abord répondre aux menaces les plus immédiates et localisées. Sur les récifs coralliens, il met en garde contre la tentation de se réfugier derrière le changement climatique comme cause unique. À Taïwan, explique-t-il, « ce qui va vraiment dégrader les récifs, ce n’est pas le changement climatique, ce sont les impacts humains ».

Il évoque ainsi la pollution, les rejets domestiques, le lessivage des sols après des constructions côtières anarchiques, ou encore le développement touristique non maîtrisé : « Avant que le changement climatique puisse avoir un impact, il n’y aura plus de coraux. » Sur Green Island, surnommé ainsi pour ses eaux verdoyantes, il constate que « maintenant, sur toute une partie de la côte, ce n’est plus vert ».

Les limites des aires marines protégées

Dans ce contexte, il se montre sceptique face à l’usage systématique des aires marines protégées (MPA) comme outil de conservation : « Il suffit de tracer un rond sur une carte et ça devient une MPA. » Pour lui, ces dispositifs peuvent avoir un intérêt, mais seulement s’ils s’accompagnent de mesures concrètes sur les causes terrestres de la dégradation. Or, « beaucoup de problèmes ne sont pas marins, ils viennent de la terre ».

La politique internationale de 30 % de MPA d’ici 2030 lui semble ainsi largement déconnectée de la réalité de terrain. « On ne met pas d’argent pour protéger nos aires marines dans nos eaux territoriales, mais on investit dans des zones qui ne nous appartiennent pas»

Solutions naturelles et interventions extrêmes

Il défend la recherche de solutions fondées sur la nature, comme la restauration des mangroves ou d’autres écosystèmes capables de piéger les sédiments avant qu’ils n’atteignent les récifs. À l’autre extrême, il mentionne des interventions technologiques telles que les coraux génétiquement modifiés ou la reproduction sélective de coraux plus résistants. Ces approches sont toutefois « très locales » et « non reproductibles à grande échelle ».

Redistribution des coraux et impacts socio-économiques

Si certains coraux peuvent se déplacer vers de nouvelles zones plus favorables, cette redistribution aura des conséquences majeures : « Les régions équatoriales et tropicales, comme l’Indonésie ou les Philippines, perdront une partie de leurs ressources halieutiques, avec des impacts directs sur les communautés côtières. »

L’exemple de l’île de Liuqiu

Liuqiu, au sud-ouest de Taïwan, est devenue célèbre pour ses tortues marines, visibles même depuis la surface. Mais cette abondance inhabituelle soulève des questions. Les relevés actuels montrent « 7 % de recouvrement corallien », contre près de 50 % dans les années 1970. L’habitat est désormais dominé par des algues, ce qui favorise les tortues mais traduit un déséquilibre écologique profond.

Les causes probables : surcharge touristique estivale, pollution, sédimentation, et peut-être l’influence des rejets venant de Kaohsiung et de la rivière Gaoping. « Créer une réserve marine ici ne changerait rien si le problème, c’est la pollution. »

Une politique trop timorée

Il déplore l’absence d’actions ambitieuses de la part des autorités : « On plante des coraux, on compte les tortues et les dauphins, on fait de l’éducation, mais rien n’adresse les problèmes de fond. » Les intérêts économiques, notamment liés aux industries lourdes et aux projets d’éoliennes offshore, prennent le pas sur la conservation.

Le constat dépasse Taïwan : « C’est dur d’être optimiste quand on voit les réponses politiques. La politique dans son ensemble est catastrophique. Les grandes initiatives internationales, comme les Nations Unies ou les aires marines protégées, ne s’attaquent pas aux causes à la source. »

Vianney souligne combien certaines décisions internationales, comme l’agrément de nouvelles aires marines protégées en haute mer, sont déconnectées des véritables urgences. 

Entre pessimisme assumé et refus du politiquement correct

Face à cette inertie, il revendique un discours direct, quitte à choquer : « Je ne suis pas du tout politiquement correct. » Lors d’une récente présentation officielle, il n’a pas hésité à dénoncer l’absence de vision et l’accumulation de mesures symboliques. « Mon titre sera Taiwan Conservation: Many Challenges, No Vision. »

Il décrit son pessimisme comme un choix stratégique : « Certains pensent qu’il faut rester optimiste, moi j’assume d’être pessimiste, mais sans me lamenter. »

La recherche en écologie : défendre plutôt que découvrir

Il insiste sur la spécificité des sciences de l’environnement : À ses yeux, les critères d’évaluation restent calqués sur les sciences fondamentales, alors que la finalité est différente.

Il regrette que de nombreux chercheurs, par lassitude ou par intérêt, finissent par s’éloigner de leurs convictions initiales. Il évoque aussi une déconnexion troublante : « On peut passer la journée à étudier des poissons perroquets et, le soir, en manger au restaurant. »

Opacité des données et financements controversés

Les données issues de la recherche devraient être accessibles, mais il constate qu’elles sont souvent publiées sous forme agrégée, empêchant toute réutilisation. Cette culture de la rétention s’ajoute à une dépendance croissante à des financements privés, parfois très controversés. Il cite le programme Cordap, financé par l’Arabie saoudite, qui attire de nombreux chercheurs faute d’alternatives. « J’ai un très gros problème avec l’idée d’accepter des financements de ce type. » De grandes fondations, issues des industries pétrolières ou d’États au bilan contesté en matière de droits humains, investissent désormais massivement dans la recherche marine, légitimant ainsi leur image.

Sa position à Taïwan lui permet de bénéficier d’un budget public annuel « de grand-père » — 30 à 40 000 euros — qui assure un socle de fonctionnement et lui évite, autant que possible, de recourir à ces financements. Mais il constate que « 90 % des gens ferment complètement les yeux » sur l’origine des fonds, préférant préserver leur carrière et leurs projets.

Le constat est sans appel : « Le monde de la recherche est malade, et le monde tout court… quel monde ! »

 


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